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Le pain quotidien

Film de
Conversation de l’ESAV au Cratère du jeudi 14 mars 2013 : Historias de Julia Murat



historias2Le film se termine, la lumière revient et devant moi il ne reste que peu de monde pour la conversation. Ceux qui sont partis pendant le déroulement du générique l’ont fait en douceur, avec la précaution de ne déranger personne et de ne point porter atteinte à l’émotion épandue dans la salle. Je me demande si ce film ne leur a pas donné la grâce de bouger en silence. C’est vrai, ce film qui m’a proposé d’écouter et de voir autrement, dans la moindre épaisseur sonore et au cœur de basses lumières, ne comporte pas beaucoup de paroles, mais il est riche de beaucoup de choses. Je crois que je l’ai aimé, parce qu’il est le lieu où le très peu devient beaucoup, alors que souvent, il y a beaucoup de choses en apparence et très peu en réalité.

En réalité il s’agit d’un arrière pays où les habitants auraient réussi à geler le temps, le temps que la femme vienne, car la femme c’est le signe. En attendant, le cimetière est fermée, la liste des morts sur les murs de l’église s’arrête à 1976, car ici on ne meurt plus, qu’on se le dise : on résiste. C’est tout simplement un film de vie, animé par un groupe de résistants soucieux des gestes du quotidien, nécessaires pour vivre ensemble. Alors, dans ce village d’un autre lieu, chaque geste pèse l’histoire de l’homme et chacun le reproduit avec la conscience de sa nature sacrée. Oui, ces hommes et ces femmes ne veulent pas disparaître ; ils ne veulent pas que leur modèle d’être passe de vie à trépas ; ils sont dans l’attente d’une jeunesse pour prendre le relais ; d’une jeunesse pour lever le monde et pour ouvrir à nouveau le cimetière, car si le cimetière s’ouvre c’est que la vie reprend puisqu’on peut mourir. Ce sera la promesse du retour de pratiques qui s’emboîtent vraiment pour donner un sens à leur vie. C’est une jeune fille qui gagnera la confiance de la population ; elle sera le levain d’une reprise, d’une autre fermentation.

Ainsi, dans cet arrière pays du Brésil, un village est suspendu dans le temps. Il n’y a pas de confusion des temps, il y a tout simplement une manière d’attendre que les temps s’enchassent, une façon de vivre les choses au ralenti pour que les promesses d’un prolongement surgissent. Et puis, le choix d’insister sur la répétition de la gestuelle ordinaire est une mise au ralenti qui révèle l’importance des gestes et des rôles. C’est la manifestation d’un rituel vital, une forme de résistance et de maintien qui passe par ces fameux gestes ordinaires dont les origines nous échappent mais qui dégagent un parfum de modèle sacré, fruit de l’aventure des hommes, de leur capacité à découvrir, à inventer, à construire et à se nourrir.

L’arrachement est au comble, car l’homme et la femme, toujours, dans les conditions les plus extrêmes sont capables d’espoir et d’exploit ; ils ne lâchent jamais rien. Madalena, la boulangère, n’aime pas le pain, elle préfère le manioc, mais elle fait le pain, car c’est son rôle dans la communauté, c’est sa place dans le continuum vivant du village.

historias6Au bout de la nuit, elle se lève, comme un levain de vie, et dans la pénombre d’une maison sans électricité, elle allume sa lampe à pétrole pour fendre la distance qui la sépare du pétrin. Elle est la femme lumière qui sculpte dans le noir les contours de son atelier ; elle est la femme lumière qui pétrit la pâte et fait lever le pain. Ces gestes jaillissent d’une habitude sacré : c’est un sfumato en mouvement qui nous parle des temps anciens où l’invention s’est accumulée en tradition fertile dont il est nécessaire de ne pas perdre le fil, sans risque de perdre l’Homme. Cette sortie de l’ombre est aussi une leçon en cinéma où l’image est considérée comme le fruit d’un conflit, un entre-deux.



historias7Chaque matin, la boulangère emprunte la voie désaffectée du chemin de fer, en chantant, car ses petits pains chauds rangés dans le panier, ont le parfum du travail accompli, de la vie qui continue, alors que le train, lui, ne passe plus. C’est bien un petit coin oublié du turbocapitalisme qui rappelle l’actualité brûlante de luttes pour protéger les petites lignes menacées de fermeture dans les régions françaises, de Midi-Pyrénées en particulier, un oubli, un abandon qui n’empêche pas notre boulangère de chanter, car elle sait que tout travail et toute prolongation de la vie est un hommage rendu aux morts qui nous ont permis de venir jusqu’ici. Oui, tout geste qui perpétue est un geste hérité, amplifié, amélioré, parfois, mais toujours venu de la merveilleuses aventure humaine dont il ne faut jamais ignorer les souffrances, les sacrifices, les avancées. Au fond, elle fait du pain pour appartenir à cette lignée et surtout en être digne. Car, ne l’oublions pas, le pain quotidien est une nécessité vitale satisfaite par les gestes du passé et leurs mutations, incorporés par une chaîne d’hommes et de femmes auxquels le film tente de rendre hommage. La boulangère le sait qui déclare que tout ça c’est le fruit du passé.

Alors, dans le film, si tout est répétition, ça n’est jamais sous le même angle, car le geste est pratiquement insaisissable dans sa globalité et, pour éviter la singularité des cadres qui est une réduction de la découverte, tout ce petit monde est saisi par la variation souple des angles, des emplacements. Le pain unit, il est le chaînon indispensable, universel au point où il ne serait pas inconvenant de dire que tout ce qui unit, ici et ailleurs, est du pain béni.

En conscience ou pas, les gestes de la boulangère rejoignent l’immémoriale nuit peuplée de morts qui peuvent se reconnaître dans cette pérennité. Elle écrit même à son mari, mort avant la fermeture du cimetière, pour lui parler d’amour, dans un désir d’incorporation pour qu’il vive toujours en elle. Ainsi, en lui écrivant, elle lui parle tout en se parlant afin de se donner l’élan nécessaire pour tenir jusqu’au moment du renouveau auquel tend, dans la répétition et l’inquiétude, toute la communauté.

Et ça marche, puisque tel un conte où tout un village endormi serait réveillé par une princesse charmante, une fille en errance, comme un ange tombé du ciel, débarque. Elle incarne une jeunesse qui cherche et se cherche et qui, fortuitement, croise l’autre génération en attente de la relève, des gens qui ne se sentent pas encore assez malheureux pour mourir.

Elle s’appelle Rita et ses vêtements, ses manières, sa pratique de la photo, son baladeur, son goût pour les musiques internationales sont les signes que le ciel c’est le monde actuel, et que son arrivée, fuite, quête ou quelques chose d’approchant, peu importe, fait frissonner tout un petit peuple, car c’est la possibilité de voir la modernité s’accoupler à la tradition, la prolonger tout en l’enrichissant ; une nouvelle strate de vie peut-être.

historias3Rita perturbe et les répétitions bégaient. Les dialogues changent, nourris par l’interrogation que suscite l’irruption de Rita, les regards s’allument et Madalena se métamorphose. Jusque là, elle vivait chaque matin dans la ritualisation d’une scène de ménage avec Antonio, le patron du café, à qui elle livre ses petits pains que chacun des deux souhaite ranger contre l’avis de l’autre, dans un conflit nourricier, au son du café qui coule et de son parfum ; ils vivent aussi sur un banc, devant le bistrot, dans l’attente de la pluie. Désormais, les propos de Madalena trahissent la répétition et son corps se déplie autrement ; elle n’attend plus ; elle brise la routine pour s’étirer comme un papillon sorti de sa chrysalide. Rita la photographie et Madalena, nue, se détend et s’offre avec une confiance fertile au regard d’une jeunesse qui perçoit autrement, à la manière de son mari qui la voyait toujours comme le jour de leur mariage. Loin du cliché du regard convenu des autres, Rita fixe la photogénie de ce corps pour témoigner d’une puissance dont la vieillesse n’est pas démunie, pour parler d’un désir latent que la vieillesse n’a que l’envie de construire. C’est le défilé de peintures mouvantes au croisement de la photo, du visage et du miroir, qui joue avec la pénombre, qui illumine le lieu, ordonnancé par un regard nouveau qui montre ce que c’est que savoir regarder et savoir écouter.

Certes, la communauté résiste, il est même question des vices de la femme, mais la jeune fille écoute, ne juge pas, sourit et pose des questions, avec la sagesse et l’autorité calme de celle qui ne cherche qu’à comprendre. Alors, avec sa sincérité et son regard à hauteur d’homme, elle reste elle-même, tout en devenant les autres et l’intégration sera douceur.

Dans cet arrière pays, personne n’a peur la nuit et Rita découvre avec son compagnon du soir, tout en buvant la cachacas, le plaisir de parler au cœur de la moindre épaisseur sonore d’une nature rassurante, bienveillante, mais mystérieuse. C’est le moment sublime d’un effet acousmatique où le compagnon éteint la lanterne pour que dans le noir l’acuité auditive s’élève, et les sons s’élèvent ; des sons d’insectes, de bruissements d’ailes et d’autres sources subtiles et incertaines auxquelles se joignent parfois les vibrations de la salle de cinéma, ce qui renforce l’impression d’une manifestation irréductible du vécu. C’est le triomphe de l’image audiovisuelle et l’invitation à tendre l’oreille pour écouter les sons qui nous entourent afin d’ausculter autrement la palpitation du monde. La musique répétitive du bal de la nuit invite au vertige entre répétition et transgression, dans un entre-deux où la princesse Rita va embrasser le pain et embraser le village. Il ne s’agit pas de la description d’un miracle, mais tout simplement d’un film où la volonté des hommes et des femmes perpétue la vie par l’alliance de la tradition avec la modernité, au delà de la simple apparence du monde, proche de l’étrange et du fantastique, dans un réalisme intégral où plein de choses viennent déranger ma connaissance. La progression du film est lente, les répétitions foisonnent, qui dévoile un lieu, révèle des personnes, esquisse un héritage.

Alors, Madalena peut mourir, puisque Rita qui n’ignore plus rien du rite sait le pain, sait son importance et le piège se referme. Rita a beau dire qu’elle ne peut plus rester là à faire semblant d’être de ce lieu, elle ne pourra pas résister à la volonté d’une population. La dernière scène vient comme un lever du jour où les survivants lumineux sont sur le seuil de la maison d’où sort la jeune fille qui s’en va, mais que la mobilisation retient, que la vie retient.

Lorsque la boulangère lui demanda Mais tu es d’où ? une réponse hugolienne me vint en tête on est du pays qu’on habite, prolongée immédiatement par une empreinte de Serge Daney, on est du film que l’on aime. Or j’aime ce film qui n’a cessé de m’émerveiller tout en rappelant que personne n’échappe à son époque, témoin ou acteur, et que, par conséquent, chaque génération doit prendre conscience qu’elle a aussi son mot à dire dans le continuum des choses au Brésil ou ailleurs.


Guy Chapouillié

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