Louloute
Film de Hubert Viel - France - 01h28
Lorsque la terre vint à manquer
(à propos de Louloute, suite à la Conversation de l'ENSAV du 21 octobre 2021)
Comment parler de ce film, en dire tous les moments de clarté qu’il m’a offert. C’est vrai, il a touché des choses irréductibles du vécu de mon enfance, d’une ruralité disparue, d’une agriculture familiale effacée. Au delà d’une certaine douceur, de sourires, d’humanité, ce film est dur, il ne tourne pas autour du pot et parle vraiment du drame des paysans usés, qui n’abandonnent pas mais qui tombent au front d’un combat qu’impose la loi des marchés au rythme infernal du productivisme. Il dévoile le trauma d’une petite fille Louloute qui, devenue adulte, est régulièrement hantée par des réminiscences cauchemardesques de la mort du père et secouée de crises qui la mettent en marge de son métier d’enseignante en Histoire et Géographie.
Au fond on lui a pris sa vie.
Le film bat au rythme d’un montage alterné de deux époques entrelacées dans la chair de Louloute qui fut une petite fille solidement aimantée par la ferme et la terre, son père quoi. Une petite fille avec un regard clair, des gestes simples et profonds qui veut prendre la ferme. C’est clair, elle boit et mange son père dont elle imite les gestes fertiles du travail, de la traite par exemple où elle vibre dans la palpation des pis de vaches. Elle est le véritable centre de gravité du film où foisonnent les détails qui caractérisent un style nourri de connaissances qui sentent fort la terre avec l’empreinte de stigmates du sort pitoyable que notre société réserve aux paysans. Cela s’installe et persiste dans un style poétique des choses simples, intimes et essentielles. C’est un film à la fois étonnant et rassurant puisqu’il vient dans un moment où le cinéma fixe plutôt les morts de paysans par suicide, sans que l’amour de la terre ne soit considérée, alors que Louloute aime le site de son enfance où elle inscrit son avenir. Elle revendique fermement la transmission.
Au commencement le ton est donné par une vue très large sur la ville envahissante, conquérante, dévastatrice qui ne laisse que peu de place à un carré de verdure où joue au ballon une jeunesse joyeuse qui façonne son adresse. Dans ce qui reste de la nature, il y a une jeune femme endormie, le corps soudé à la terre, qui se laisse aller, s’oublie en terre : Là où germe sa vie.
La pluie la réveille et la rappelle au temps présent qui n’est vraiment pas le sien puisqu’elle a oublié une fois encore l’heure de son cours où l’attendent des élèves éveillés eux, bien de leur époque puisqu’ils lui reprochent de ne pas faire un cours d’Histoire mais de la politique ; en effet, elle leur fait découvrir un texte sur la démocratie et leur demande de le commenter. Horreur ! Non à l’esprit critique ! Ils se moquent même de ses retards, sans tenter d’en comprendre les raisons. Le trauma la ronge. On lui a volé sa vie, son amour de la terre. Elle incarne les oubliés, les sacrifiés sur l’autel des intérêts de la banque et des industries agroalimentaires.
Alors remontent à la surface du plus profond de moi-même les paysans meurtris de ma famille et tous ceux avec lesquels j’ai fait des films comme cet éleveur de Laguiole, ce héros ordinaire, qui s’est battu toute sa vie pour sauver la race rustique d’Aubrac contre les conceptions productivistes en cours, et qui est mort d’éreintement, peu après son départ à la retraite mais, fort heureusement, après avoir assuré la transmission au fils, ce double parfait, pratiquement et symboliquement légitime.
Ici la figure du double c’est Louloute qui plonge dans l’eau de la baignoire que son père vient juste de quitter pour répondre à l’appel téléphonique du Crédit Agricole, ce détail qui parle du harcèlement de la banque. Elle se couche sur le lit de ses parents à la place du père, car à celle de la mère ça sent trop le parfum, un artifice qui masque l’air de la ferme. Oui elle pourrait continuer puisqu’ elle met les bottes avec assurance et envie pour circuler dans la ferme, sur le lieu du travail paysan, arpentant déjà son territoire. Elle veut tout connaître et impose au père de lui expliquer la difficulté qui le ronge. C’est alors la scène de la comparaison des deux beurres, l’un industriel et l’autre local qui va disparaître, qui est tout à fait singulière où le père, au bord des larmes, avoue son impuissance, sa fin quoi. Il explose en lui montrant, à l’aide des feuilles de paye du lait, que le prix du litre baisse au lieu d’augmenter alors que les charges ne cessent de monter, ce nouveau détail de vérité qui tue. A ce moment là, sans effet, sans pathos, le film qui prend la forme d’un resserrement tragique dessine un drame paysan qui fait honneur au cinéma. Pas de démonstration, mais une omniprésence du Crédit Agricole qui téléphone, qui rend visite, qui envoie des relevés alarmants dans une ambiance familiale où Louloute est la seule à respirer comme le père. La mère n’est pas faite pour la terre, elle est étonnante de vie, toujours avec le sourire et pleine de fantaisie jusqu’au rouge pétard qui fait exploser ses lèvres. Elle aime la musique, elle danse, elle va au cinéma avec ses amies, mais jamais elle n’est jugée. Elle n’ignore pas la situation et fait remarquer à son homme qu’ils vont dans le mur et que c’est encore elle qui va payer : une scène où la franchise n’efface pas l’amour. L’atmosphère est de plus en plus lourde et rien ne vit qui ne débouche sur des crises, de nerfs, de larmes. C’est aussi le cas du repas avec les grands pères où il y a celui qui parle avec douceur et nostalgie de la ferme qui marchait tout en montrant des photos aux petits enfants alors que l’autre ose dire qu’il faudrait faire de la viande plutôt que du lait, ce qui débouche sur un nouvel accrochage violent. Toujours l’irruption des choses irréductibles du vécu dont dépend la tension jusqu’à la rupture.
C’est un petit matin ordinaire où la ferme dort encore, mais le chien de la maison n’aboie pas comme les autres jours. Son appel résonne comme une détresse, il annonce la fin. C’est Louloute qui se lève la première, s’habille, enfile les bottes, sort de la ferme et suit le chien dans la salle de traite où le père a cédé sans véritablement transmettre.
Louloute a été arrachée à la terre, privée de son histoire, et elle en est malade. Elle parle à son ami d’enfance de ce qui ne la quitte jamais comme le chant du coucou, cet espoir du printemps, sans oublier l’odeur du lait, les vaches, la boue du site. Au fond, elle lui parle de tout se qui lui était promis et qui lui a été volé. Elle ne peut pas s’en remettre, sinon se fondre dans la terre tel que le suggère son évanouissement au moment du retour sur la ferme pour la mise en vente. Sa voix nous dit, contrairement à la perception de son frère et de sa sœur, qu’elle n’est pas du tout mal, au contraire, elle se sent bien comme nulle part ailleurs. En effet, son trauma n’est pas tombé du ciel, elle a été arraché du site où elle a vécu et bien vécu cette période superbe de sa vie mais sans suite, à jamais.
Le générique est déjà là et je me dis que le temps a passé vite. Je pense alors à Louloute qui explique pourquoi elle pense : « pour que le temps lui paraisse plus court ». C’est sans doute un peu ça, puisque ce film m’a fait réagir et que ma pensée n’est pas restée au garage.
En plus, j’ai le frisson de ceux qui devant la mort de proches, de gens aimés, ne regrettent qu’une seule chose, c’est de ne pas bénéficier d’un petit rab de vie, d’un petit rab de film, tellement je me sentais bien, respecté, désireux d’en savoir plus. Mais, faut-il en savoir plus, alors qu’avec sincérité beaucoup a été dit d’une vie confisquée.
Dimanche 24 octobre 2021
Guy Chapouillié
Séances
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